Avant même qu'on ne défonce proprement la porte de l'appartement d'un coup brusque, l'odeur de la mort grimpait déjà jusqu'aux narines délicates de Yoshino Tokugawa. L'ouverture s'était faite dans un vacarme dont les Gardiens, ombres des Héros, se seraient bien passés. C'est avec un mouchoir appuyé sur le bas de son visage, que le leader actuel de l'organisation pénétra les lieux à la suite de son groupe d'intervention. Pour Tokugawa, la découverte du corps de Victor Taliaferro n'était en rien une surprise. Cet homme avait longtemps été le médium attitré des Gardiens, possédant un don capable d'entrevoir certaines possibilités d'avenir. Néanmoins, comme beaucoup de détenteurs d'un tel pouvoir, il a fini par sombrer dans la folie pure et simple. Tout avait commencé par de l'automutilation puis, l'homme avait fini par perdre contact avec la réalité, perdant progressivement tous liens social. Sa femme l'avait quitté, sa famille et ses amis lui avaient tournés le dos par honte. Malgré sa santé morale et mentale, Victor n'avait pas cessé un seul jour de provoquer ses visions. Sa dévotion envers les Gardiens était tel, que même le glacial Yoshino avait ressenti une profonde tristesse en s'arrêtant devant le cadavre de son ancien subordonné. Il s'était tant infligé de souffrance, qu'on jurait qu'il avait été torturé. La culpabilité lui nouant la gorge, le leader des Gardiens était resté un moment silencieux face au corps. Il avait essayé d'aider cet homme à maintes reprises. Visiblement, pas assez. L'un des Gardiens cria subitement à leur chef de venir au plus vite. Le mauvais pressentiment de Yoshino allait à merveille avec l'odeur de décomposition régnant dans les petites pièces composant l'appartement de Taliaferro. Cet endroit puait la mort.
En quittant le salon où le médium avait passé ses derniers instants, Tokugawa avait emprunté un couloir d'un pas rapide, jusqu'à être brutalement stoppé dans son élan. Un curieux sursaut avait brisé durant plusieurs minutes le calme impérial du leader des Gardiens, ses yeux dorés écarquillés étaient rivés sur la bête noire représentée par de la peinture sur la totalité d'une porte. Plusieurs Gardiens étaient restés cloués eux aussi devant cette représentation absurde d'une créature gigantesque, couronnée par de longues cornes et surélevée par d'immenses ailes. Victor Taliaferro avait dessiné cette chose peu avant sa mort. Avait-il réellement vu une telle horreur dans l'avenir ? Yoshino Tokugawa n'avait pas de temps à perdre avec les monstres issus de l'imagination collective, pas quand de véritables monstres existaient bel et bien. Ignorant les hypothèses qui fusaient entre ses hommes, tout comme la triste folie de l'ancien médium, Yoshino délaissa le dragon gardant la porte. Il était sans importance. À sa demande, on lui avait ouvert la fameuse porte. La nouvelle pièce semblait avoir été autrefois la chambre de Taliaferro... Autrefois. Tout avait été saccagé, déchiré, détruit et projetait dans tous les coins. L'un des Gardiens, à la suite de leur leader, lâcha un juron puis, une prière envers le Dieu en qui il confiait sa foi. Des flaques de peintures, des pots vides ou à moitié vides ainsi qu'une multitude de pinceaux étaient éparpillés un peu partout au sol. Il n'y avait pas de lumière, toutes les ampoules ayant été brisées. Ce fut presque un soulagement pour les hommes de l'organisation secrète de savoir que la pénombre serait pour le moment préservée. Sur le plus grand des murs de la pièce, une immense frise peinte de noir, de blanc, de jaune et de rouge incarnait la peur ultime de tous les Hommes de cette ère.
Comme si des mains griffues invisibles s'étaient refermées sur sa gorge et son estomac, Yoshino essayait en vain de garder son sang froid pour analyser la quantité terrifiante d'informations présentes sur cette immense peinture. Si la bête noire avait fait son effet, elle semblait désormais, effectivement, sans importance. Le leader des Gardiens avait eu du mal à accepter que la ville, vaguement représentée dans ce foutoir, était Tokyo. Pourtant, elle était reconnaissable à ses bâtiments et constructions iconiques. Un nombre improbable de personnages étaient présents sur le mur, lesquels semblaient tous jouer un rôle aussi flou qu'important. Victor ne les aurait pas dessinés, autrement. Des monstres étaient dessinés sous eux, comme si les ombres de ces personnes s'étaient changées en créatures lugubres. En arrière-plan, derrière la ville, d'immenses racines blanches grimpaient dans le vide où la logique aurait voulu que ce soit la place du ciel. Yoshino fut le seul à s'avancer et, ses hommes le connaissaient assez pour deviner qu'il avait découvert quelque chose de spécial dans ce foutoir visuel. Au centre des plus hautes racines, un cercle parfaitement dessiné et noir représentant ce qui paraissait être, au premier abord, une éclipse. Seulement... Tokugawa aurait aimé se convaincre que ce n'était qu'une éclipse. C'était la représentation la plus basique de la faille noire et, sous celle-ci, se tenait la silhouette d'un homme levant la main.
- « Une faille va s'ouvrir ici même, à Tokyo. C'est ce que Victor Taliaferro a vu. » Commença Yoshino pour résumer à voix haute son interprétation. - « Notre priorité absolue est de trouver cet homme. » La main fermée du Gardien s'était alors abattue avec violence sur la silhouette présente sur la peinture, comme s'il aurait aimé pouvoir l'écraser de cette façon, comme on écrase un vulgaire insecte. - « Nous devons trouver et tuer l'homme qui ouvre les failles noires. » Lâcha-t-il avec une voix transformée par la rage.